La lutte contre la piraterie dans le Détroit de Malacca
- Louis Duclos
- 14 avr. 2021
- 8 min de lecture

Navires transitant par le Détroit de Malacca (Source : EnergiMedia)
Dans un contexte de maritimisation de l’économie mondiale, de grandes voies maritimes sont empruntées par les compagnies du monde entier pour le transport de marchandises. Le Détroit de Malacca, en Asie du Sud-Est, est un passage géostratégique permettant de relier l’Europe et le Moyen-Orient à l’Asie. Il est bordé par trois pays : la Malaisie, l’Indonésie et Singapour. Le passage de tant de richesses dans un détroit si resserré génère des convoitises auprès des populations côtières. Par conséquent, le Détroit de Malacca est aussi tristement célèbre pour la piraterie qui y sévit. Bien que cela soit un fait d’actualité depuis plusieurs décennies, ce n’est pas nouveau dans la zone. Des sources datent les premiers faits de piraterie dans l’archipel malais vers le VIIIème siècle et plus de 1300 ans plus tard, le problème reste le même. Il est paradoxal qu’un espace maritime aussi vital pour l’économie mondiale trouve tant de difficultés à assurer la sécurité des navires qui y transitent et cela pose la question des enjeux et des limites de la lutte contre la piraterie dans le Détroit de Malacca.
Nous focaliserons d’abord notre attention sur le Détroit en tant qu’espace maritime essentiel pour les échanges interétatiques mais menacé par des acteurs non-conventionnels. Puis, nous étudierons ensuite les limites de la lutte contre la piraterie mise en place pour protéger les navires de passage dans cette zone géostratégique.
Un espace maritime géostratégique essentiel et menacé
Le Détroit de Malacca est le plus fréquenté au monde pour les navires de transport de marchandises comme les porte-conteneurs ou les pétroliers et méthaniers. Long de 800 km et large de 40 à 390 km, il est estimé qu’entre un tiers et la moitié du commerce maritime mondial passe par cette bande de mer. Il permet un passage entre l’océan Indien et l’océan Pacifique via la mer de Chine Méridionale, c’est ce qu’on appelle une « porte océan ». Il permet de faire le lien entre l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie et un bateau s’y engage toutes les huit minutes. De plus, du fait de sa situation géostratégique, des ports mondiaux sont à proximité comme ceux de Port Klang et Tanjung Pelepas en Malaisie, et le port de Singapour à l’extrémité de la péninsule et qui est un gigantesque hub maritime.
Certains acteurs régionaux sont directement impactés par l’utilisation du détroit comme le Japon notamment. Le détroit est tellement important qu’il voit passer 41% des importations du Japon, troisième puissance économique mondiale, dont 80% de son pétrole acheté dans le Golfe Arabo-Persique. Également, l’ASEAN (Association of South East Asian Nations) a forcément une grande utilisation de cet espace maritime dans le cadre de ses échanges commerciaux entre ses États membres. Si le Détroit de Malacca est le cœur de l’ASEAN, il en est ainsi aussi le talon d’Achille.

Carte de la géopolitique du Détroit de Malacca. (Source : Histoire & Géographie Wordpress)
D’autre part, pour bien cerner la menace que représente la piraterie, il convient d’essayer de comprendre qui sont ces pirates. Bien qu’il n’y ait pas de profil uniforme, il semble que les pirates viennent de trois milieux distincts :
Il existe des indépendantistes du Mouvement pour un Aceh Libre qui est une organisation se battant pour l’indépendance de l’Aceh, une province indonésienne située à la pointe nord de l’île de Sumatra. Ce mouvement séparatiste pourrait être à l’origine d’un certain nombre d’attaques.
L’Indonésie et la Malaisie étant des pays rassemblant énormément de musulmans, il y a également le risque de voir des branches islamistes se développer et se tourner vers le terrorisme. La Malaisie notamment est un terrain de recrutement de choix depuis les années 1980 pour Jemaah Islamiyah, une organisation islamiste indonésienne. Un projet d’attentat déjoué en 2002 à Singapour traitait de la capture d’un pétrolier ou d’un méthanier par des pirates et de le transformer en bombe flottante afin de l’envoyer percuter un autre navire ou une infrastructure portuaire. Un tel scénario serait catastrophique à tous les niveaux s’il venait à avoir lieu et bloquerait le Détroit de Malacca pendant des mois, paralysant le commerce mondial.
Des gangs organisés au sein du réseau de criminalité mondiale profitent du Détroit de Malacca pour voler des marchandises en transit en pillant les navires attaqués.
Dans une plus faible proportion, certains pêcheurs locaux ont pu tenter de régler par la force le problème de pêche illégale dans le détroit. Les conséquences de la piraterie sont nombreuses. Tout d’abord, une hausse de l’insécurité dans un espace géostratégique de cette ampleur est forcément mauvaise pour le commerce et les échanges internationaux. Certaines compagnies vont hésiter avant d’emprunter le détroit ou vont être forcées de payer des agences de sécurité pour garder des hommes à bord des navires dans le but de protéger les cargaisons.
Un phénomène difficile à combattre
Organiser la lutte contre la piraterie au sein du Détroit de Malacca n’est pas chose aisée et pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il s’agit de définir les responsables de la sécurité de cet espace maritime et trois États sont concernés directement : la Malaisie, l’Indonésie et Singapour. Cela complique évidemment la tâche car une concertation est nécessaire et chacun a des intérêts différents, bien qu’aucun ne bénéficie de la présence de pirates dans le détroit. Chaque État a également sa propre politique de défense.
D’autre part, il ne faut pas occulter le rôle de l’ASEAN qui profite très largement du Détroit de Malacca pour sa composante phare : l’AEC (Communauté Économique de l’ASEAN). Du fait de son rôle fédérateur en Asie du Sud-Est, l’ASEAN devrait pouvoir rassembler les nations impactées par la piraterie et proposer des solutions afin de protéger les intérêts de l’organisation. Hélas, l’ASEAN éprouve les plus grandes difficultés à faire respecter sa voix dès lors qu’il s’agit d’actions concrètes à mener. Si des mesures sont officiellement adoptées régulièrement, leur application par les États membres est tout autre. Dans ce contexte, la lutte contre la piraterie dans le Détroit de Malacca ne peut pas compter réellement sur la présence de l’ASEAN pour atteindre ses objectifs.
L’organisation faisant office d’autorité pour les faits de piraterie est le Bureau Maritime International (BMI) qui est une composante de la Chambre Internationale du Commerce. Kuala Lumpur, en Malaisie, accueille le Centre Régional de Piraterie depuis 1992 qui est une antenne régionale du BMI. Ces organismes doivent également doivent également évoluer avec des pressions de pays extérieurs comme les Etats-Unis qui souhaitaient créer un nouveau bureau dédié à la piraterie dans la région, ou encore la Chine qui a proposé l’implication des membres de l’ASEAN +3 (ASEAN et la Chine, le Japon et la Corée du Sud) dans la sécurisation du détroit. Le Japon a également proposé le déploiement de garde-côtes japonais dans la zone. Toutes ces propositions ont été refusées par les gouvernements indonésien et malaisien qui craignent une internationalisation de la gestion du détroit et, ipso facto, des ingérences étrangères qui pourraient nuire à leurs intérêts à terme.
Parmi les solutions recherchées, certains chercheurs estiment que les pays concernés devraient avant tout remettre en question la répartition des richesses chez eux. Cela implique de donner davantage d’emploi et d’acquis sociaux auprès des populations côtières se laissant tenter par la piraterie. L’idée étant de donner un autre choix aux populations que le crime et qu’en réduisant la pauvreté, faire d’une pierre deux coups en baissant le nombre d’individus se tournant vers la piraterie et sécurisant ainsi davantage le Détroit de Malacca.

Opération de lutte contre la piraterie dans le détroit. (Source : NBC News)
Une autre solution est le projet du Canal de Kra développé par la Thaïlande qui permettrait une route plus directe vers l’Asie et éviterait ainsi le goulet d’étranglement qu’est le Détroit de Malacca, et les risques de piraterie qui s’y intensifient. Le projet coûterait entre 20 et 25 milliards de dollars et serait intégralement financé par la Chine qui verrait là une aubaine dans son projet Belt and Road Initiative pour sécuriser son approvisionnement en hydrocarbures. Si le Canal de Kra venait à voir le jour, il réduirait considérablement le trafic maritime dans le Détroit de Malacca et donc l’intérêt pour les pirates de continuer leurs actions. Il est à noter que la construction de ce canal serait une catastrophe économique pour Singapour qui profite de l’importance du Détroit de Malacca pour être au centre des échanges commerciaux. La cité-État risquerait de perdre la moitié de son trafic maritime. Toutefois, cela serait inespéré pour le Sri Lanka qui aurait l’occasion de devenir un nouveau hub maritime en plein océan Indien.

Le Canal de Kra : catastrophe pour Singapour, aubaine pour le Sri Lanka. (Source : Portail de l’IE)
Quel bilan de la lutte contre la piraterie dans le Détroit de Malacca ?
En conclusion, la lutte contre la piraterie est nécessaire dans le Détroit de Malacca car c’est un espace maritime essentiel pour la mondialisation et il est aujourd’hui menacé. Du fait de son extrême importance géostratégique, de plus en plus de pirates essaient d’attaquer les pétroliers, méthaniers et porte-conteneurs transitant dans le détroit. Bien qu’il n’y ait pas de profil exact à dresser pour ces pirates, ils appartiennent principalement aux branches islamistes d’Asie du Sud-Est, aux séparatistes du Mouvement pour un Aceh Libre et à des gangs organisés au sein du réseau de criminalité mondiale.
Toutefois, la lutte contre la piraterie montre très vite ses limites pour assurer la sécurité du détroit. Le fait que cet espace maritime concerne trois États différents (Malaisie, Indonésie, Singapour) ne facilite pas la prise de décision car pour chaque action, une concertation est nécessaire. Chaque État ayant sa propre politique de défense et ses propres intérêts, les divergences sont nombreuses. L’ASEAN pourrait user de son statut fédérateur pour impulser de nouvelles mesures mais l’organisation a la plus grande difficulté à mettre en application ses décisions. A l’avenir, la question de la construction du Canal de Kra, en Thaïlande, sera décisive pour le futur du Détroit de Malacca car si le canal voit le jour, le trafic maritime chutera dans le détroit et cela pourrait bien être la fin de la piraterie dans cet espace maritime.
Emmery, Pierre. « Questions sécuritaires dans le détroit de Malacca ». Revue Defense Nationale N° 793, no 8 (2016): 76‑82.
Fau, Nathalie. « Les enjeux économiques et géostratégiques du détroit de Malacca ». Geoeconomie n° 67, no 4 (2013): 123‑40.
Jetin, Bruno. « L’Asean peut-elle transformer l’Asie du Sud-Est en région intégrée ? » In L’Asie du Sud-Est 2016 : bilan, enjeux et perspectives, édité par Abigaël Pesses, 15‑32. Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine, 2016.
« Le Canal de Kra, Symbole Des Ambitions Expansionnistes Chinoises : Les Nouvelles Routes de La Soie (1/2) ».
« Le détroit de Malacca : des flux maritimes à la structuration d’une mer intérieure — Géoconfluences ». Document.
« Le détroit de Malacca : porte océane, axe maritime, enjeux stratégiques — Géoconfluences ». Document.
Memoire Online. « Memoire Online - Le détroit de Malacca, enjeu asiatique et mondial majeur - Arnaud Menindes ».
Raymond, Catherine Zara. « Piracy and Armed Robbery in the Malacca Strait » 62, no 3 (2009): 13.
Ship et bunker.com. « Rise in Southeast Asia Piracy Predicted ». Ship & Bunker.
« Singapore Institute of International Affairs | Southeast Asia and the Resurgence of Piracy ».
« Story Map Series ».
« Tackle root causes to combat piracy in Southeast Asia | South China Morning Post ».
[Terminales] Le détroit de Malacca, un point de passage majeur et stratégique.
ISEAS-Yusof Ishak Institute. « Will Covid-19 Trigger a Tsunami of Maritime Crime in Southeast Asia? », 6 août 2020.
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