Chine - USA, une nouvelle guerre du Péloponnèse ?
- Pierre Gilbert
- 23 oct. 2021
- 11 min de lecture
Dernière mise à jour : 11 nov. 2021

Il y a près de 2500 ans, éclatait la guerre du Péloponnèse, une guerre meurtrière entre la cité d’Athènes menant la ligue de Délos et Sparte dirigeant la ligue du Péloponnèse. Elle ravagea la Grèce, détruisit l’empire Athénien et mit fin à l’âge d’or de la Grèce antique qui tombera 70 ans après la fin de ce conflit entre les mains de la Macédoine d’abord de Philippe II puis d’Alexandre le Grand. L’Histoire de cette guerre nous a été racontée par Thucydide, un Athénien victime d’ostracisme, une peine d’exil, qui voyagea alors dans toute la Grèce et récolta de nombreux témoignages pour conter ce conflit avec le plus de vérité possible. Il est considéré par nombre de chercheurs comme le père de la recherche historique. Dans son récit, Thucydide traite des causes qui ont conduit à cette terrible guerre et nous explique les événements qui y ont mené.
Pour lui, la principale raison de la guerre du Péloponnèse était le rattrapage en termes de puissance par rapport à Sparte d’Athènes. La crainte de voir Athènes prendre le dessus rendit, pour les Spartiates, le sentiment que la guerre était inévitable. C’est ce que l’on nomme le piège de Thucydide. La crainte de dépassement d’un État par une puissance rivale qui conduit alors à une guerre. Graham Allison dans Destined for war nous montre que ce phénomène s’est répété dans l’Histoire et nous cite la Première Guerre mondiale comme l’archétype d’un piège de Thucydide entre le Royaume-Uni et l’Allemagne.
Pour lui, ainsi que pour de nombreux autres spécialistes, nous sommes dans une configuration ou un piège de Thucydide pourrait avoir lieu entre les États-Unis puissance dominante dans le monde depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et sans rivaux à sa mesure depuis la chute de l’URSS et la Chine puissance économique, militaire et diplomatique montante depuis les années 90. Une question taraude ainsi de nombreux experts stratégiques : verrons-nous dans un futur proche une guerre de haute intensité entre la Chine et les États-Unis ?
Le rattrapage de la Chine
Depuis 40 ans, il est indubitable que la Chine a vu sa puissance s’affirmer économiquement, politiquement et militairement. Ainsi, son économie a progressé de manière fulgurante à tel point qu’en 2014 le PIB chinois a dépassé le PIB américain en parité de pouvoir d’achat ; son économie est passée de 2 % du PIB mondial en 1980 à 18 % en 2014.

Graphique PIB Chine/États-Unis en parité de pouvoir d'achat (source : FMI)
Dans le même temps, la Chine s’est imposée comme un acteur presque incontournable de l’économie mondiale. Elle est devenue l’usine du monde en manufacturant des biens pour d’autres pays et particulièrement pour les pays occidentaux. Sa part dans le commerce mondial culminait déjà à près de 13 % des exportations mondiales en 2016 selon l’OMC.
Son importance commerciale met de nombreux pays dans une forme de dépendance vis-à-vis des importations chinoises, ce qui sert de relais à la politique internationale de l’Empire du Milieu.
La Chine a également profité de son intégration au commerce mondial pour effectuer une montée en gamme de son industrie. Profitant de son marché intérieur colossal et assez fermé, la République Populaire a ainsi favorisé l’émergence de grandes entreprises comme Huawei. Ces entreprises en termes de production et de développement ont rattrapé et parfois dépassé les grandes entreprises américaines, européennes, japonaises et coréennes. Ainsi, les entreprises chinoises déposent de plus en plus de brevets qui sont de plus en plus sophistiqués et qualitatifs.
Ce rattrapage technologique a été en partie permis par la mise en place de partenariats. En échange d’un accès au marché chinois les entreprises étrangères, au premier rang desquelles les européennes, se doivent d’effectuer des transferts de technologies.
Mais on ne peut pas réduire la montée en gamme de la Chine à cela. En effet, le pays et son industrie investissent dans la recherche et le développement (R&D) de plus en plus et la part des dépenses de R&D rapportée au PIB tend à rattraper celle des Etats occidentaux et du Japon. Si l’on rapporte cela à la taille de l’économie chinoise, la somme absolue consacrée à la R&D est colossale.
Aujourd’hui les entreprises chinoises sont aussi innovantes que les entreprises occidentales ou des autres pays asiatiques comme le Japon. Si ce rattrapage concerne en premier lieu les nouvelles technologies où les chinois ont rattrapé voire dépassé les pays occidentaux ; il en va de même pour l’industrie de l’armement, ainsi la Chine aurait dépassé les 200 milliards de dollars d’investissements dans l’armée R&D compris en 2014 et ce alors même que la part du PIB qu’elle consacrait à l’armée n’a pas bougé. Autrement dit l’accroissement des moyens mis dans l’armée a suivi à peu près l’augmentation du PIB.

(Source : statista.com)

(Source : statista.com)
L’Affirmation d’une superpuissance
Ce rattrapage économique et technologique permet à la Chine de mieux s’affirmer sur la scène mondiale.
Elle utilise son pouvoir économique pour influencer des nations, obtenir des relais dans le monde entier et sanctuariser son approvisionnement en matières premières.
L’élément le plus visible de cette politique est le projet des nouvelles routes de la soie. Il s’agit de la construction d’infrastructures maritimes et terrestres visant à favoriser le commerce mondial et le développement des États partenaires. Ce projet qui doit atteindre un total de 1000 milliards de dollars a pour effet de mettre la Chine au cœur du commerce mondial et de décupler son importance dans le secteur économique de nombreux pays.
Ces nouvelles routes de la soie visent tous les continents et des projets sont financés partout dans le monde comme en Asie centrale, en Afrique et même en Europe. Cela a pour effet de rendre la Chine encore plus importante pour les pays avec qui elle travaille dans ce cadre, les capitaux chinois prenant une importance vitale dans l’économie de beaucoup de pays concernés.
Si la Chine se défend de toute volonté impérialiste, force est de constater que nombre de pays se trouvent forcés de s’aligner sur certaines positions chinoises.
Ainsi la Turquie ayant signé récemment un accord d’extradition ciblant les populations ouïghoures sans compter qu’elle en aurait déjà envoyé des centaines avant même la signature de l’accord23.
Le pouvoir économique colossal de la Chine est aussi mobilisé dans le cadre de la banque asiatique d’investissements. Cet organisme créé par la Chine en 2015 est doté de 100 milliards de dollars de fonds. Ce qui est extrêmement important pour une organisation internationale. Cette institution est tenue en majorité par la Chine et voit une soixantaine de pays-membres. Cette banque est utilisée comme une vitrine auprès de l’opinion publique mondiale car elle respecte les normes de bonnes gouvernances occidentales.
L’affirmation de la Chine passe également par de nombreuses actions de politiques internationales si son statut de membre au sein du conseil de sécurité de l’ONU lui permettait d’être déjà un acteur d’importance sur la scène internationale, elle cherche depuis de nombreuses années à renforcer son pouvoir dans le monde.
En premier lieu, cela passe par l’augmentation de son influence dans les institutions onusiennes, mais également par la création d’autres organismes comme l’Organisation de Coopération de Shanghai. Certains observateurs pensent même que la Chine met en place par le biais d’une galaxie de nombreuses organisations intergouvernementales un système rival de l’ONU.
D’autres moyens sont également mobilisés par la Chine pour s'affirmer, nous pouvons citer la stratégie du collier de perles, un réseau de points d’appui et de bases le long des routes commerciales internationales. Cela donne la possibilité à la République Populaire de sécuriser ses approvisionnements, en cas de crise grave, cela lui permettrait également de prendre le contrôle de certaines routes commerciales maritimes parmi les plus importantes de la planète.
Cette stratégie se couple à une offensive ‘’territoriale’’ en mer de Chine. En effet, la République populaire conteste le partage en ZEE de la mer de Chine. Il en résulte une politique agressive ou la Chine n’hésite pas à s’emparer des archipels grâce à sa puissance militaire supérieure.
Nous pouvons par exemple parler du cas des îles Spratleys que la Chine malgré ses dires et les revendications d’autres pays riverains a militarisé.
Dans un autre conflit qui l’oppose au Japon à propos de la possession des îles Senkaku/Diaoyu où les gardes-côtes chinois ont repoussé des bateaux de pêche japonais.
Sans compter que le développement de bases militaires et des points d’appui chinois à l’étranger pourraient permettre un blocage du détroit de Malacca qui est un axe vital pour les pays d’Asie du Sud et de l’Est qui risqueraient ainsi d’être privé de ressources capitales pour leur survie comme les carburants, les métaux ou le gaz.
Les tensions augmentent en mer de Chine à tel point que les pays riverains ont tendance à nouer des coopérations entre eux, à s’allier, se rapprocher ou confirmer des alliances avec les États-Unis et regarder la plupart des initiatives chinoises avec méfiance.
Ces tensions ont mené à une rivalité régionale entre le Japon et la Chine. Ce premier a ainsi entamé une augmentation de ses capacités militaires et tente de modifier sa constitution issue des traités de paix de la seconde mondiale qui encadrent très strictement les forces militaires japonaises, les forces d’autodéfense.
Des tensions qui montent
Cette affirmation de la puissance chinoise a conduit progressivement à une augmentation importante des tensions. Comme nous l’avons vu, la Chine a poussé ses revendications, quitte à s’opposer à des alliés des États-Unis faisant peser sur eux une menace sécuritaire.
De plus, les intérêts stratégiques de la Chine ont tendance de plus en plus à s’opposer aux intérêts américains. Nous pouvons par exemple parler de l’offensive de séduction de la Chine envers de nombreux pays dans le monde, attirant des États qui autrefois étaient des alliés très proches et presque exclusifs des États-Unis. Nous pouvons parler de l’entrisme de la Chine en Afrique de façon agressive qui est à la fois préjudiciable pour les États-Unis et les pays européens, tout en promouvant le modèle chinois de capitalisme d’État autoritaire.
Il faut également compter que certains pays riverains que la Chine menace stratégiquement sont également des alliés des USA, c’est un élément important pour bien comprendre les tensions Chine/USA.
Il faut ajouter à cela le cas de Taïwan, cette île, considérée comme rebelle par le gouvernement chinois, est protégée par les États-Unis, mais le Parti communiste fera tout pour la récupérer y compris employer la force, car elle est d’un intérêt vital pour la Chine.
Un autre élément qui conduit à une montée des tensions entre les États-Unis et la Chine est de nature plus idéologique. Les USA ont toujours essayé de favoriser l’apparition de régimes libéraux ressemblant à leur modèle politique.
À présent, la Chine semble faire de même et cherche à exporter son modèle d’une économie quasi-marchande d’un côté et politiquement autoritaire de l’autre. C’est ce que nous dit Aaron Frieldberg.
Cependant, une autre raison qui est peut-être la principale est sans doute la crainte pour les États-Unis d’être surpassés par la Chine. Pendant très longtemps les USA ont été le numéro un mondial, en termes économiques, militaires et technologiques. À présent, économiquement, ils sont déjà dépassés.
L’armée chinoise voit sa qualité augmenter rapidement, de même que sa capacité technologique comme nous l’avons vu. Cette question de numéro 1 ou non peut sembler être purement une question de prestige. Mais il ne faut pas oublier qu’être le numéro 1 mondial donne une forme de sécurité ; le numéro 1 est écouté ne serait ce que pour sa puissance. La perte de cette place donne un sentiment de vulnérabilité. Les USA voient un rival qui, à terme, pourrait les isoler, les affaiblir, les déstabiliser.
Parallèlement, cette perte de la place de numéro 1 doit être remise dans la vision que les USA ont d’eux même, notamment au travers de notions telles que la ‘’Destinée manifeste’’. Il ne faut pas oublier le discours de Madeleine Albright dans lequel elle a affirmé que ‘’ les États-Unis sont la seule Nation indispensable’’. Les USA se sont construits sur l’idée qu’ils étaient, une nation élue avec le concept de ‘’Destinée manifeste’’ qu’ils devaient apporter au monde leur mode de vie et leur système politique.
Plus récemment la Chine a développé une idéologie similaire ‘’le rêve chinois’’ qui a pour ambition de placer le pays au centre du monde. Il y a dans le cadre de la rivalité sino-américaine, qui n’est pas que stratégique, une véritable dimension idéologique qui n’est pas à négliger. Cela est particulièrement visible depuis le mandat de Donald Trump, car c’est à partir de cette présidence que les USA cherchent activement à entraver la montée en puissance de la Chine. Notamment via une guerre commerciale ou encore des tentatives américaines de dissuader les pays qui lui sont partenaires de rejoindre les organisations créées par la Chine à l’instar de la Banque Asiatique d’Investissement ou l’Organisation de coopération de Shanghai.
Conclusion
La Chine est passée en quelques décennies d’une puissance moyenne à une puissance globale en passe de dépasser les États-Unis. Sa puissance s’affirme de plus en plus par le biais de nombreux projets permis par sa surpuissante économie, devenue un des cœurs du commerce mondial. Cette affirmation génère des tensions en partie, car la Chine n’hésite plus à s’emparer de territoire dans la mer de Chine.
Parallèlement, l’Empire du Milieu tend à sécuriser ses routes commerciales vitales et par là menace un certain nombre de pays riverains de la mer de Chine. Parallèlement, la Chine cherche à exporter son modèle de gouvernance.
Tout cela génère des tensions particulièrement fortes avec l’actuel numéro 1 mondial les USA qui cherchent à défendre leur place et leur vision du monde. C’est là qu’est le risque d’un piège de Thucydide. Le risque d’un conflit porté par les craintes des États-Unis d’être dépassés et par la volonté d’affirmation de la puissance de la Chine.
Il est cependant important de préciser que ce piège n’est qu’une éventualité, nous pouvons espérer que les deux grands pays que sont les USA et la Chine ne se déclarent pas une guerre qui aurait des effets terribles sur eux et sur le monde entier.
Notes :
(1) Graham, Destined for war.
(2) Tepe, « Erdogan Is Turning Turkey Into a Chinese Client State ».
(3) magazine, « La Turquie, refuge de moins en moins sûr pour les Ouïghours ».
(4) ZEE : Les zones économiques exclusives sont des zones maritimes comprises dans les 200 miles de la côte et peuvent être étendues de 200 milles supplémentaires en fonction de la morphologie des fonds marins. Dans cette zone les États disposent du droit d’exploitation sur toutes les ressources s’y trouvant.
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Tepe, Ayca Alemdaroglu, Sultan. « Erdogan Is Turning Turkey Into a Chinese Client State ». Foreign Policy (blog). Consulté le 15 juillet 2021. <https://foreignpolicy.com/2020/09/16/erdogan-is-turning turkey-into-a-chinese-client-state/>
Image de couverture : France24.com
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