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Jack Ma : à la frontière entre deux modèles économiques

  • Photo du rédacteur: Jeanne Pasadovic
    Jeanne Pasadovic
  • 15 mars 2021
  • 7 min de lecture

Dernière mise à jour : 24 mars 2021

En octobre dernier, le patron du géant Alibaba et première fortune chinoise, Jack Ma, disparaît sans laisser de trace suite à ses critiques formulées à l’encontre de l’administration chinoise jugée trop lourde et pas assez tournée vers le futur. Trois mois plus tard, il réapparaît lors d’une visio-conférence en vantant les mérites de la politique de Pékin.

Source : Financial Times


Beaucoup de théories sur sa mort ou un éventuel lavage de cerveau fusent alors. À en croire les témoignages des ressortissants des centres de formations professionnels pour Ouïghours, il est vrai que de nombreuses questions se posent. En réalité, la disparition de Jack Ma est un symbole fort qu’envoie la Chine sur sa capacité à maîtriser sa population. Malgré son ouverture économique, le PCC demeure méfiant envers tous ceux qui osent le critiquer, y compris les PDG des multinationales chinoises.


Il y a donc une ambiguïté entre son économie de marché florissante faisant de la Chine la deuxième économie mondiale et son système totalitaire, héritage politique de 1949. La période maoïste révolue, la Chine a opéré bien des changements qui l’ont propulsée de manière extraordinairement rapide sur le devant de la scène, passant en moins d’une décennie d’un pays en voie de développement à un pays industriel développé.


Grâce à un tournant dans sa politique économique, la Chine est devenue une figure incontournable du marché mondial. Néanmoins, loin d’être à l’image des pays occidentaux, elle développe sa propre identité économique qui cherche encore son équilibre.


Comment la disparition de Jack Ma illustre-t-elle l’ambiguïté politico-économique dans laquelle se situe la Chine ?


« Le socialisme de marché »


À la mort de Mao (1976), Deng Xiaoping devient le secrétaire général du PCC. Ambitieux, il décide d’ouvrir la Chine à l’économie de marché. Cependant, par crainte qu’une ouverture trop rapide entraînerait une nouvelle révolution, il cantonne cette ouverture à des ZES (Zones Économiques Spéciales) qui se multiplieront sur toute la façade maritime du fait de leur succès économique.

Source : sentiers.ue


Deng Xiaoping propose quatre modernisations : l’agriculture, l’industrie, l’attraction des capitaux étrangers et le socialisme de marché. Le terme « socialisme de marché » désigne toute l’ambiguïté de la politique économique. La Chine est le paradis pour les investisseurs étrangers. La main-d’œuvre y est abondante, les ressources en grand nombre et le régime conciliant. De plus, les travailleurs ne peuvent protester car tout acte jugé arbitrairement dissident par le PCC est violemment réprimé.


Les IDE (Investissements Directs à l'Étranger) perçus encouragent d’autant plus le gouvernement à continuer dans cette voie. La Chine devient rapidement l’atelier du monde en plus de développer parallèlement une économie nationale de pointe concurrençant même les économies des autres puissances industrielles. L’exemple de la guerre commerciale entre Huawei et Apple en est la preuve (sans compter que Huawei en à peine trois ans a presque éclipsé son concurrent coréen Samsung). Le savoir-faire chinois combiné à l’exploitation de sa population ainsi que l’appropriation des mines en Afrique (80% des mines de cuivre en RDC sont des propriétés chinoises) évincent la concurrence jugée trop coûteuse ou de mauvaise qualité. Seul son concurrent Apple se maintient sur le marché malgré un prix de ses produits plus élevés.


La Chine a réussi le pari risqué d’allier économique capitaliste et régime totalitaire, lui permettant d’accroître sa puissance économique et politique à travers le monde, se plaçant aujourd’hui comme la deuxième puissance économique mondiale derrière les États-Unis. Ce résultat conforte les espérances chinoises qui ont pour vocation de s’insérer dans les chaînes de valeur et les chaînes d’approvisionnement en devenant un acteur de premier plan dans le commerce mondial. Cette place est cruciale pour la survie de la bureaucratie chinoise. En effet, l’ouverture économique est très risquée car soumise aux crises mais bénéfique si elle permet le développement du pays.


Une économie en proie aux crises


Avec le dumping social, le budget militaire qui ne cesse de croître, et les efforts de recherches et de développements accrus, la Chine est endettée de 279% de son PIB au premier trimestre de 2020. Face à cet endettement colossal, les autorités chinoises craignent plus que tout une crise économique qui saperait leur autorité. La fragilité du système boursier est un danger pour le système chinois et l’entrée de leurs grandes entreprises en bourse peut s’avérer déstabilisateur. C’est pourquoi Alibaba n’est resté que trois jours à la bourse de New-York puis retiré à la demande de Xi Jinping malgré son succès.


La crise de 2008 a impacté la Chine avec un ralentissement de la croissance et une baisse des exportations, une explosion du chômage et une nette chute de la confiance mondiale, indispensable dans une économie mondialisée. L’impact sur le commerce extérieur s’est fait ressentir au niveau des États-Unis et plus largement au niveau des pays occidentaux qui se détournent des produits made in China.


Pour supporter les coûts du plan de relance, la Chine s’est diversifiée et a développé une économie de pointe sur les produits high-tech notamment autour de l’intelligence artificielle. Bien qu’elle ait su se rattraper, le PCC garde en mémoire cette crise afin que cela ne se reproduise plus.


Elle a donc beaucoup plus misé sur son marché intérieur en développant un vaste réseau autoroutier dans l’Ouest du pays pour contrer le manque à gagner de la baisse du commerce mondial.


En effet, selon les rapports du FMI de 2019, l’économie mondiale a connu son plus faible taux (moins de 3% de croissance) depuis 2009, avec un net ralentissement dans les pays de l’ASEAN en raison de la montée des tensions dans la mer de Chine. La crise Covid n’a pas arrangé les choses et la Chine se voit contrainte de développer dans l’urgence le grand Ouest.


Ces régions moins développées et éloignées du pouvoir central se voient investir de plus en plus. Si cela a pour conséquence de bénéficier d’un développement économique important, la dureté du pouvoir s’y développe également comme cela peut s’observer avec toutes les mesures prises à l’encontre des populations Ouïghours.


La défiance qui va au-delà des grands patrons


La composition du PCC d’aujourd’hui ne représente en rien ses ambitions passées. On y retrouve en son sein la couche sociale privilégiée. Cette caste privilégiée n’est pas composée de patrons mais de responsables politiques du parti unique. Le PCC compte 92 millions de membres officiels avec une centaine de milliers bénéficiant de privilèges. Ces personnes dans 70% des cas sont des intellectuels, des entrepreneurs privés et des milliardaires, tous au service du PCC. À l’image de ce qu’a fait Staline en URSS, le PCC est dirigé par des bureaucrates.

Manifestation pro-démocratique à Hong-Kong du 08/12/2020. (Source : Le Parisien)


Bien que les patrons d’entreprises soient des privilégiés de ce système, le PCC n’hésite pas à rappeler qui se trouve au sommet de la chaîne de commandement. Jack Ma n’y fait pas exception. Cependant, il n’est pas le seul. On recense un certain nombre de patrons disparus ou en prison pour avoir critiqué le gouvernement comme pour Ren Zhiqiang, président du groupe immobilier Yuan Hua, qui a été inculpé de dix-huit ans de prison pour avoir comparé le secrétaire général actuel à un clown. Néanmoins, les patrons ne sont pas les seuls visés par cette politique répressive.


En effet, avec la loi sur la Sécurité Nationale qui a créé de nombreuses émeutes à Hong-Kong, la justice chinoise peut poursuivre en justice toute personne critiquant le gouvernement chinois sous motif « d’attaque à l’intégrité de l’État ». C’est par cette loi que le gouvernement a plus facilement arrêté de nombreux journalistes, intellectuels ou élus jugés pro-démocrates. Depuis la sévère répression policière de la place Tian’anmen du 04 juin 1989, aujourd’hui symbolisée par un étudiant sur un passage piéton forçant l’arrêt d’une colonne de chars, le PCC a décidé que plus aucune contestation ne sera tolérée. On voit donc à Hong-Kong, des étudiants brandir des pancartes blanches afin de protester contre Pékin sous risque de lourdes conséquences ou manifester avec un parapluie pour échapper aux systèmes de reconnaissance faciale de la société Ant Group, propriété de Jack Ma.


Mais cette loi sur la sécurité nationale va au-delà de Hong-Kong. En effet, elle peut traduire en justice n’importe quel journaliste, même étranger, qui critiquerait le régime. Les tweets virulents de la part des ambassades chinoises en Occident répondant à des personnalités critiquant la politique de Pékin reflètent non seulement la forte répression du régime sur tous ceux qui ne vont pas dans leur sens, mais également sa grande fragilité.


Loin d’être une nation unie, la Chine est parcourue de tensions internes très fortes qui menacent la stabilité du régime en place. Contrairement à leur conception de la politique étrangère avec un monde divisé en trois cercles dont le premier serait la Chine, noyau du monde, la nation est morcelée par des luttes de pouvoir internes, des disparités socio-économiques et des tensions ethnico-religieuses.


Une illustration d’une transition de l’économie mondiale ?


Au travers d’un régime autoritaire, voire totalitaire, extrêmement répressif envers sa population ainsi que la défiance envers ses grands patrons, la Chine se situe à cheval entre deux modèles économiques qui se sont affrontés idéologiquement pendant la Guerre Froide.


L’ouverture économique, bien qu’elle ait des avantages certains, ouvre la voie vers des revendications démocratiques. Or, une transition démocratique serait la fin du régime en place actuellement le poussant ainsi à réprimer dès que possible les mouvements contestataires et à utiliser la prospérité économique du pays afin de maintenir son autorité. Mais tout ceci a un coût et expose la Chine à des crises qui pourraient lui être fatales. À l’image d’un colosse aux pieds d’argile, le cas de Jack Ma démontre une Chine expérimentant difficilement un modèle économique hybride, à la frontière entre capitalisme et socialisme.


À plus large échelle, tout le problème évoqué est la place de l’État dans le contrôle de l’économie. En observant la construction européenne, on peut voir que très vite, l’économie est intrinsèquement liée à la politique. L’État, figure de proue du politique, s’observe de plus en plus comme régulateur de l’économie malgré la tendance libérale des années 70 impulsée par Tatcher et Reagan.


De plus, le phénomène de transition de puissance qui s’opère de l’ouest vers l’est couplé à la crise Covid remettent un point d’honneur sur le rôle de l’État. Le modèle asiatique de la policymix fait de plus en plus consensus dans le monde. Les défis environnementaux ajoutés aux objectifs de développement nécessitent une réglementation politique qui est, par définition, contraire à l’économie libérale de marché. Nous sommes peut-être à l’aube d’un tournant de la conception de l’économie et du commerce mondial.


 

La Chine à la croisée des chemins, « La vérité », Albert Tarp, 4 novembre 2020.


Chine, sur les nouvelles routes de la soie, Arte, 5 juin 2019.


Jack Ma, le fondateur d’Alibaba disparu depuis trois mois, réapparaît en public, France 24, 20 janvier 2021.


La Chine a-t-elle détruit l’indépendance de Hong-Kong ? Le Roi des Rats, Youtube, 18 août 2020.


Quand la Chine humilie et contrôle ses habitants, Le Roi des Rats, Youtube, 31 mai 2019.

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