L'Eurasie un nouvel espace géopolitique ? | Partie 2
- Jeanne Pasadovic
- 11 mai 2021
- 9 min de lecture
La Russie : L’empire contre-attaque
Depuis 2014, la Russie fait son grand retour sur la scène internationale. Jusque-là, elle s’était effacée après la chute de l’Union Soviétique. Mais la volonté de rendre la grandeur la Russie de Poutine la replace au centre de l’échiquier géopolitique.
La Russie a développé une identité eurasienne. Ne se considérant ni comme asiatique ni comme européenne de par son étendue et son histoire, elle incarne donc géographiquement la notion d’Eurasie. L’expansion de l’ancien empire russe et de l’URSS en plus de la politique de l’étranger proche démontrent cette tendance.
Après la chute du mur de Berlin, Gorbatchev plaide en faveur d’une maison commune européenne et adhère à l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE). Il s’agit d’une organisation militaire qui s’étend sur tout l’hémisphère nord, de Vancouver à Vladivostok. Si Moscou accepte, c’est avec la condition qu’elle puisse conserver son influence dans les anciennes provinces de l’URSS. Elle crée en 1991 la Communauté des États Indépendants (CEI) afin de conserver des liens commerciaux. Mais malgré ça, Moscou perd du territoire et de l’influence en Europe et en Asie centrale. Rapidement, en dépit d’une tentative de rapprochement avec l’Occident, la Russie demeure prudente face à l’expansion vers l’Est de l’Union Européenne ainsi que de l’OTAN.
L’OTAN aurait promis, sans document officiel qui l’atteste formellement, de ne pas continuer leur expansion dans les anciens pays du bloc Est. Cependant, en 1999, l’OTAN invite la Pologne, la République Tchèque et la Hongrie à la rejoindre. Puis, en 2004, G. Bush annonce l’adhésion de la Bulgarie, la Lettonie, la Lituanie, l’Estonie, la Roumanie, la Slovénie et la Slovaquie, pays frontaliers de la Russie. Les russes y voient une tentative d’ostraciser leur pays en l’encerclant toujours plus proche de ses frontières. Pire, l’OTAN installe un dispositif antimissile en Pologne (2020) et en Roumanie (2016) officiellement contre l’Iran.
Dans le même temps, la Russie fait face à des mouvements pro-démocratiques ainsi qu’une expansion de l’influence de l’Union Européenne (UE) dans ses anciennes provinces. Les révolutions de couleur en Ukraine, en Géorgie et au Kirghizistan sont perçues comme une tentative occidentale de gagner en influence toujours plus vers l’Est. Cette poussée démocratique contrecarre les ambitions de la Russie qui souhaite à nouveau étendre influence.
Après l’explosion d’une nouvelle révolte pro-démocratique à Kiev en 2013, la Russie décide de frapper durement afin de conserver son influence en Ukraine, pays faisant office de zone tampon et qui était disputée entre l’UE et la CEI. Avec la déstabilisation du Donbass, la proclamation de la République de Donetsk et de la République Populaire de Lougansk ainsi que l’annexion de la Crimée, la Russie revient sur le devant de la scène et s’impose comme une puissance incontournable du continent.
Moscou place également ses pions au Moyen-Orient en soutenant le régime de Bachar Al-Assad en échange du contrôle du port de Tartous. La Russie s’impose donc en Europe en s’appuyant sur des États fantoches comme par exemple la Transnistrie en Moldavie, au Moyen-Orient au travers du conflit syrien, mais se tourne également vers l’Est et plus particulièrement vers la Chine.
En 2008, la Chine est devenue le premier partenaire commercial de la Russie devant l’Allemagne, les États-Unis et la France. Depuis, son poids ne cesse de croître. Si l’Europe demeure sa principale zone d’exportation, notamment pour le gaz, les pays de l’APEC, la coopération des pays de l’Asie pacifique, sont devenus sa principale zone d’importation. Depuis 2016, en raison des sanctions commerciales suite à l’annexion de la Crimée, l’UE ne représente plus que 38% des importations russes.
Toutefois, la Russie ne peut pas faire sans l’UE et l’UE sans la Russie notamment autour du gaz russe. Tous deux sont dépendants l’un de l’autre et malgré les pressions américaines, les pays européens continuent de développer des projets de gazoducs avec la Russie.
Cependant, Moscou cherche de nouveaux partenaires commerciaux pour son gaz. Possédant près du quart des réserves de gaz mondiales, Moscou signe un accord ambitieux avec Pékin en 2018 : Power of Siberia. Les pipelines délivrent 38 milliards de mètres cubes de gaz par an en Chine. Cet accord permet de rééquilibrer les exportations de la Russie en faveur des pays asiatiques.
Par ailleurs, les relations sino-russes sont plus que commerciales. En effet, en 2001, la Russie intègre l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) qui devient l’organisation militaire englobant la moitié de la population mondiale.

États-membres de l'OCS (Source : Géoconfluences)
Les ambitions expansionnistes de la Russie se tournent également vers l’Asie centrale, notamment vers les anciens pays soviétiques. Moscou développe l’Union Économique Eurasiatique (UEE) qui regroupe la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Arménie et la Biélorussie. Décrite par Hillary Clinton comme étant une nouvelle manifestation de l’URSS, cette organisation fait le pont entre l’Asie orientale et l’Europe occidentale. Avec l’UEE, on retrouve le schéma des trois empires eurasiatiques mais sous forme d’organisations économiques : l’UE, l’UEE et l’ASEAN.

L’UEE entre en résonance avec un autre projet qui englobe le continent : les nouvelles routes de la soie chinoises. Loin de voir un concurrent, Moscou voit en Pékin plus un allié qu’un adversaire. Les deux concluent un accord autour des routes de la soie. En effet, le territoire russe est le passage le plus rapide pour atteindre l’Europe. Il peut également servir pour des routes commerciales entre la Chine et l’Amérique du Nord.
La Russie tente de devenir une puissance d’influence sur tout le territoire eurasiatique en multipliant les échanges diplomatiques et commerciaux avec l’Europe, le Moyen-Orient, l’Asie centrale et l’Asie de l’Est. Attentive aux propos de Brzeziński, la Russie reflète une ambition d’influence sur le continent. Cependant, elle se heurte à des ambitions eurasiatiques d’un autre concurrent : la Chine. En effet, la Chine semble la mieux placée pour incarner ce rôle. Si les deux puissances semblent s’accorder pour l’instant, il n’est pas impossible que dans le futur, elles se disputent l’influence du vaste territoire.
La Chine : la terre du milieu
La Chine, deuxième puissance mondiale, embrasse des ambitions de plus en plus grandes. Depuis les années 1970, elle a opéré un changement de politique économique, passant d’un système communiste à un « socialisme de marché ». Pékin prend des risques en ouvrant son économie et craint une crise économique.
Afin de s’en prémunir, le pays développe de plus en plus son marché interne, notamment ses provinces plus à l’Ouest. Lors de son ouverture économique, la Chine avait mis en place des villes tests afin de s’insérer dans le commerce mondial progressivement. Fort de leur succès, ces villes-tests se sont multipliées sur toute la façade maritime Est. Mais rapidement le marché chinois sature et le gouvernement central, à l’image des États-Unis avec la conquête du far west, désenclave l’Ouest afin d’obtenir plus de débouchés économiques. Ainsi, Pékin développe un vaste réseau autoroutier qui relie les provinces entre elles.
Par ce dynamisme à l’Ouest, Xi Jinping a annoncé pour 2021 un objectif de 6% de croissance (7,9% de croissance selon les estimations du FMI). Son but est de surpasser la première puissance mondiale économiquement et technologiquement d’ici 2049. Le Centre Force Economic and Buisness Research de Londres estime que cet objectif pourrait être atteint dès 2028. La Chine entend bien devenir l’empire du milieu et s’appuie sur un projet économique ambitieux : les nouvelles routes de la soie.

Les nouvelles routes de la soie (Source : the Slovenia Times)
Les nouvelles routes de la soie, ou Belt and Road Initiative (BRI), annoncées par Xi Jinping en 2013 au Kazakhstan, sont le nouvel atout géostratégique de la Chine. Au-delà du commerce, les BRI touchent également le secteur de la santé, de la science, de la communication, de l’éducation, du transport et de la finance. Ce projet est beaucoup plus ambitieux qu’une union économique sur tout le territoire eurasiatique et africain. Plus que la volonté d'améliorer ses relations avec les autres pays, Pékin souhaite relier tous les territoires du continent ensemble. Si les BRI aboutissent : l’Europe et l’Afrique dans leur intégralité, la Russie, le Moyen-Orient, l’Asie centrale, l’Asie du Sud et l’Asie du Sud-Est seront interconnectés.
De fait, les BRI deviennent bien plus un élément de soft power chinois qu’un projet économique démesuré. Dans un monde où le commerce mondial est en crise et le protectionnisme ne cesse de croître, la Chine prend le contre-pied de cette tendance et propose un projet économique et social comme étant l’avenir de la croissance mondiale. Ce dynamisme passe par le désenclavement de certaines régions comme l’Asie centrale qui étaient jusque-là marginalisées de la mondialisation, n’ayant ni accès à la mer ni un niveau de développement attractif.
La Chine connecte le continent par des voies terrestres et maritimes. La voie terrestre est sûre car elle permet de contourner les zones de piraterie et de tensions. De plus, le développement d’axes ferroviaires permet le désenclavement de certaines régions en plus de donner une nouvelle dimension à la mondialisation. Celle-ci était plutôt maritime, donnant une importance stratégique aux ports. Désormais, les gares deviennent un nouveau lieu tactique. Enfin, bien que les trains ne puissent pas transporter autant de marchandises qu’un porte-conteneur, le temps de trajet est diminué. Là où il faut deux mois pour que des marchandises chinoises rejoignent l’Angleterre par bateau, la voie terrestre permet de le faire en quinze jours seulement.
Sur le plan maritime, la Chine tente d’ouvrir de nouvelles voies maritimes par l’Arctique (ce qui lui permettrait d’atteindre l’Europe par voie maritime rapidement) ou par la Birmanie (en ayant un accès direct à l’Océan Indien). Son but est de contourner la Mer de Chine méridionale qui est sous haute tension, le détroit de Malacca et la corne de la Somalie, zones de piraterie.
Grâce aux BRI, la Chine dispose d’un atout stratégique très avancé. En effet, elle permet d’exposer sa capacité de projection. Si les BRI aboutissent, alors la Chine aura réalisé pour la première fois dans l’Histoire une influence sur la totalité de l’Eurasie. Cette influence ne découle pas que du soft power car la Chine déploie des bases militaires sur l’Océan Indien afin de sécuriser ses routes maritimes (stratégie du collier de perle). De fait, elle démontre également une capacité de projection militaire.

Le collier de perles chinois (Source : geostrategia.fr)
Si ce projet propose de nouveaux débouchés économiques aux pays eurasiatiques, il est surtout avantageux pour la Chine. En effet, la Chine pousse les pays à s’endetter pour financer les infrastructures nécessaires aux projets. Souvent, les pays s’endettent directement auprès de la Chine qui est peu regardante sur les capacités de remboursement. Néanmoins, elle propose des taux d’intérêt très élevés. En cas d’incapacité de remboursement, la Chine propose un système de troc. Ce système est un piège de l’endettement pour les pays accréditées. C’est ainsi que le Sri Lanka s’est trouvé dépossédé de son port Hambantota pour une période de 99 ans par la Chine. Cette dimension est source de tension mais démontre le pouvoir que peut avoir la Chine sur les pays participants aux BRI.
Ainsi, au travers des nouvelles routes de la soie, la Chine démontre une ambition de contrôle sur tout le territoire eurasiatique. Ses objectifs sont clairs : dépasser la puissance étasunienne grâce au contrôle de l’Eurasie.
La confirmation de la théorie de Brzeziński ?
Si Brzeziński avait prédit un retour de la Russie qui contrôlerait l’Eurasie afin de concurrencer l’hégémonie américaine, cette hypothèse s’avère de plus en plus crédible mais avec la Chine. En effet, tous les indicateurs de puissance tendent à montrer un basculement de puissance des États-Unis vers la Chine.
Bien qu’en termes militaires, les États-Unis demeurent la première puissance militaire au monde, que ce soit au niveau du budget mais aussi de l’expérience, le pays se montre de plus en plus en retrait dans l’économie, la diplomatie et le commerce mondial. Ce retrait dû aux nombreuses crises économiques laisse de plus en plus de place à la Chine pour rayonner.
La Chine propose une redéfinition des relations internationales avec un projet économique englobant le monde entier. Son projet donne une opportunité pour certaines régions de se développer et d’accéder au marché mondial. Les BRI offrent de nouveaux territoires à investir.
Depuis les années 1980, mais surtout dans les années 2000, on observe une transformation du modèle économique : passant d’un capitalisme fordiste (ou un capitalisme industriel) à un capitalisme financier/capitalisme cognitif. Cette nouvelle forme de capitalisme ne s’appuie pas sur la production de richesse brute, mais sur l’accumulation de connaissances, de savoirs et la réactivité sur des événements. De fait, la programmation et la planification prennent une place importante dans l’économie. La Chine avec son modèle de socialisme de marché incarne le mieux cette nouvelle dynamique. L’innovation et la démesure sont créatrices de richesses.
Depuis quelques années, les États-Unis tentent de relocaliser leur production industrielle tandis que la Chine déniche des nouvelles sources d’investissements avec ses routes de la soie. De fait, la Chine s’est le mieux adaptée aux transformations économiques. Le dynamisme se situe en Chine. Cela s’observe par le nombre de milliardaires qui ne cesse de croître en Chine qui, en 2020, devient le pays abritant le plus de milliardaires au monde (992 contre 696 pour les États-Unis).
Loin d’être encore la première puissance mondiale, la Chine devient une candidate de plus en plus crédible. Si sa puissance militaire n’est pas égale à la puissance américaine, la Chine a compris qu’exercer une influence très importante sur tout le territoire eurasiatique lui permettrait de compenser cette différence. Néanmoins, elle n’est pas la seule à vouloir contrôler ce territoire. La Russie ou l’Inde développent également des projets d’intégration économique eurasiatique. De plus, l’Europe et le Moyen-Orient sont loin d’accepter l’influence grandissante de la Chine sur leur territoire.

Influence de la diplomatie médicale chinoise en 2020 (Source : ENDERI)
Travaux cités :
Zbigniew Brzeziński, the Grand Chassbord, 1997
Isabelle Mandraud et Julien Théron, Poutine : la stratégie du désordre, Tallandier, 2020, Paris
Michel Bruneau, l’Eurasie, un impensé de la géographie : continent, empire, idéologie ou projet ?, L’Espace Géographique, 2018
Jean-Loup Bonnamy, Brzeziński, L’héritage d’un géopolitologue majeur, Le Point international, 2017
Florent Rabottin, le Sri Lanka comme exemple du piège chinois de la dette, École de Guerre Économique, 2019
Barthélémy Courmont, Eric Mottet et Frédéric Lasserre, Chine. Le déploiement des projets d’infrastructures de l’ « Initiative Belt & Road ». Une stratégie opportuniste, diploweb.com, 2020
Asia Ballufier, Que veut la Russie de Poutine ?, Le Monde, 2019
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