La crise catalane : Aux origines d’une fracture
- Baptiste Saci
- 15 mars 2021
- 7 min de lecture
Le 09 mars 2021, la levée de l’immunité parlementaire par le Parlement Européen d’un des principaux leaders du mouvement indépendantiste catalan, Carles Puigdemont sonne comme un coup de tonnerre dans une scène politique régionale et nationale fragmentée par les tensions autour de la tentative de ce dernier de déclarer l’indépendance en octobre 2017 et du procès de ses principaux alliés en octobre 2019.

Manifestante dénonçant la démocratie castillane.
Mais qu’est-ce qui explique cette crise politique déjà vieille de plusieurs années ? Quels sont les facteurs structurels de cette poudrière ?
Un particularisme historique, glorifié et exploité
Si la Catalogne est un acteur de premier plan sur la scène ibérique depuis le Moyen-Âge, ce n’est qu’au XIXème siècle qu’à l’instar de nombreux peuples européens, la littérature va inspirer un récit historique aux ambitions politiques. Cette histoire proprement catalane se développe au sein du courant artistique nommé Renaixença (du catalan Renaissance) et par l’œuvre d’auteurs comme Joan Maragall ou Victor Balaguer qui deviennent également d’importantes figures politiques.
Il convient ainsi d’analyser les éléments de discours du récit historique catalaniste, développé en roman national et massivement partagé de nos jours dans les réseaux indépendantistes. Recoupant ou s’opposant parfois au récit national espagnol ou « castillan », l’histoire de la Catalogne sous le prisme du catalanisme peut être découpée en trois arcs majeurs.
Une culture et des institutions pluriséculaires
Les origines de la culture catalane remontent au Moyen-Age et plus particulièrement au IXème siècle. En effet, si l’essentiel de la péninsule est sous domination musulmane, la Catalogne forme un îlot indépendant bien que lié à l’empire carolingien. De ce fait, le discours catalaniste développe dans cette origine un sentiment de fierté, voire de supériorité vis-à-vis du reste de la péninsule.
Cette particularité politique amène la Catalogne à développer une culture et des institutions spécifiques à commencer par la langue et par l’instauration de las Corts, une assemblée législative. Cette pérennité linguistique et institutionnelle est de ce fait assurée par le système décentralisé assuré par les alliances féodales.
Ainsi, si la Catalogne est successivement intégrée dans les royaumes d’Aragon puis de Castille, elle maintient ses particularités, y compris sous la dynastie Habsbourg. Néanmoins, s’inscrit de façon durable l’opposition entre castillans et catalans, avec notamment la question des remensas, révoltes paysannes contre le pouvoir féodal quelque peu similaires aux jacqueries, mais aussi des tensions entre des assemblées régionales fortes ou bien un pouvoir centralisé.
Ces tensions tournent à l’opposition armée lors de la guerre de succession d’Espagne où les Catalans soutiennent le candidat Habsbourg, fidèle à la tradition de décentralisation de sa dynastie. Mais c’est le candidat Bourbon, Philippe V, qui l’emporte et qui centralise le pays de manière proche de celle de son aïeul Louis XIV et mettant fin aux privilèges catalans. Ce n’est qu’après les guerres napoléoniennes que se développe en Catalogne un fort mouvement politique souverainiste.
La Renaixença et la guerre civile
Le début du XXème voit l’explosion des disparités entre la Catalogne et le reste du pays. En effet, si l’Espagne voit son niveau de développement limité par la perte de l’empire colonial et par la rigidité de l’appareil étatique et économique, la Catalogne connaît un essor industriel et culturel (Barcelone capitale de l’art nouveau et de Gaudi). Cette puissance économique et l’influence du romanesque de la Renaixença nourrit ainsi un sentiment de supériorité de la bourgeoisie catalane vis-à-vis du reste de l’Espagne.
La conversion de la Catalogne en région industrielle permet aussi l’émergence de mouvements ouvriers, conquis par les idéaux anarchistes d’une société sans Etat et décentralisée le plus possible. La monarchie défaillante s’appuyant sur les appareils militaires et ecclésiastiques semble ainsi être l’ennemi indiqué.
De ce fait, le catalanisme peut ainsi être défini par son caractère protéiforme, pouvant s’adresser à de nombreux bords politiques mais imprimant de manière pérenne un caractère antimonarchique.
Ces mouvements politiques expliquent ainsi l’adhésion de la Catalogne à la République ainsi que la violente répression menée par le général Franco une fois au pouvoir. Barcelone est le dernier siège républicain à tomber et reste sous contrôle renforcé durant toute la dictature. Le catalan est interdit dans les écoles où une relecture de l’histoire à la faveur de l’Espagne castillane et catholique est effectuée.
Le catalanisme fait ainsi de cette époque, un période de martyrs, donnant une forte légitimité à une culture catalane anciennement interdite et créant des figures héroïques contre le franquisme, définitivement lié à l’image de Madrid.
Le renouveau catalaniste
La mort de Franco et la transition démocratique espagnole en 1975 amène à un caractère nettement décentralisé de la scène politique. Les régions sont renommées communautés autonomes et accèdent progressivement à des compétences de plus en plus étendues comme le système de santé ou bien le maintien de l’ordre.
Si les premières décennies du régime démocratique sont marquées par l’action terroriste du groupe indépendantiste basque ETA, le catalanisme connaît progressivement un renouveau. Un symbole fort est l’inauguration du musée d’histoire catalane à Barcelone en 1996. Celui-ci est ainsi dressé comme monument à la gloire de l’histoire régionale et reprenant les différents éléments du catalanisme et de son récit national.
L’ascension du mouvement indépendantiste se fait d’abord sans heurts. En effet, le système parlementaire à la proportionnelle adopté en Espagne, favorise les accords entre partis, y compris les plus petits qui peuvent se révéler essentiels pour former des coalitions. Ainsi, les partis indépendantistes se voient accorder un nouveau statut en 2006 donnant des prérogatives nouvelles à la région comme la prérogative en matière d’éducation. Le catalan devient langue obligatoire et amène de ce fait une rupture du bilinguisme notamment dans les régions rurales. Or, ces dernières sont favorisées par le système électoral catalan pour contrebalancer le poids de Barcelone et de sa banlieue.
Un contexte socio-économique défavorable
La crise de 2008 et ses lourdes conséquences sur l’économie espagnole a de ce fait amplifié les inégalités territoriales que ce soit entre la Catalogne et le reste du pays ou bien entre l’aire urbaine de Barcelone et les territoires ruraux. Au niveau national, les Catalans ont exprimé à de nombreuses reprises leur mécontentement envers le système fiscal contrôlé par Madrid favorisant les régions plus pauvres comme l’Andalousie et l'Estrémadure.
A l’instar de régions dynamiques économiquement comme la Lombardie italienne, la Catalogne utilise sa puissance économique (19% du PIB espagnol) comme argument politique pour affirmer son autonomie. A cet élément s’ajoutent les nombreux scandales touchant aussi bien la classe politique espagnole que la royauté elle-même et engendrant un sentiment de rejet pour la plupart des catalans.

Palais de la Généralité de Catalogne.
Ce sentiment de rejet s’exprime ainsi de plus en plus fortement dans les années 2010, au travers de manifestations mais aussi d’élections comme la victoire des différents partis indépendantistes en 2015 à la Generalitat (nom du parlement et du gouvernement autonome catalan). Enfin, les conséquences du référendum interdit par Madrid mais effectué par Carles Puigdemont (interventions musclées de la police militaire la Guardia Civil et suspension temporaire de l’autonomie catalane) ont exacerbé les tensions d’une situation politique devenue ingérable.
Trois facteurs institutionnels expliquent le succès des partis indépendantistes
L’influence des partis indépendantistes se renforce du fait de la hausse de l’abstention. Il convient en effet d’observer que le référendum du 1er octobre 2017 n’a mobilisé que 43% des électeurs. La perte d’intérêt envers la politique constatée dans toute l’Europe occidentale se manifeste ici.
Le système proportionnel dans les Parlements catalans et espagnols donne un rôle prépondérant aux petits partis y compris les plus radicaux comme le groupe d’extrême gauche Cup (Candidature d’Unité Populaire). Se revendiquant comme antisystème et anticapitaliste, la Cup s’est imposée comme un parti faiseur de roi depuis 2015 en devenant un acteur incontournable pour la formation d’une majorité. De nombreuses garanties lui sont ainsi faites comme le contrôle de la force de police régionale les Mossos d’Esquadra à la suite de l’élection du 14 février 2021.
Enfin, un dernier élément expliquant le succès de l’idéal indépendantiste est l’émergence du parti Vox en réaction à ce dernier. En effet, dans un contexte politique international marqué par le développement de partis populistes favorables à des postures et à des mesures fortes, de nombreux espagnols ou catalans unionistes se tournent vers ce parti se réclamant du souverainisme espagnol et partisan d’une ligne dure contre l’indépendantisme. Or, l’essor de Vox provoque en contrecoup une radicalisation du mouvement indépendantiste qui légitime sa lutte dans un combat contre une extrême droite invoquant le mythe de la résistance face au franquisme.
Des solutions pour la crise ?
Les tensions internes entre les partis empêchent une action commune tout en bloquant toute tentative de dialogue avec Madrid. En effet, l’indépendantisme catalan est séparé en trois tendances majeures : la Cup minoritaire et antisystème, Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) parti actuellement au pouvoir aux à l’orientation socialiste et au passé républicain et Junts Per Catalunya, le parti de Carles Puigdemont se déclarant centriste et libéral.

Le Parlement Catalan lance le processus indépendantiste. (Source : Econostrum)
Ces partis ne trouvent un point d’entente que pour l’idée d’instaurer une république indépendante et d’empêcher une majorité unioniste de se former au sein du Parlement comme ce fut le cas pour Salvador Illa, arrivé en tête en 2021. Des rivalités personnelles entre Carles Puigdemont et le leader emprisonné Oriol Junqueras expliquent également les difficultés à mettre en place une action commune et les tensions engendrées par la chute des majorités mènent à une convocation quasi annuelle aux urnes.
De ce fait, le résultat des élections du 14 février 2021 est marqué par les accords entre partis indépendantistes pour s’opposer au candidat socialiste, l’ancien ministre de la Santé Salvador Illa. Ces accords voient ainsi une proche de Carles Puigdemont, Laura Borràs, arriver à la tête du Parlement catalan et le candidat d’ERC Pere Aragonés, être pressenti à la présidence de la Generalitat. Mais ces négociations restent fragiles et la Catalogne n’est pas à l’abri de nouvelles élections anticipées en cas d’explosion de cette coalition...
Bassets, Marc. La crisis catalana cruza la frontera. El País. 25 septembre 2018, sect. Catalunya.
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