L’Union Européenne et la Russie : les meilleurs ennemis ?
- Pierre Dengremont
- 24 mai 2021
- 9 min de lecture

La place rouge à Moscou, symbole par excellence du pouvoir. (Steve Harvey/Unsplash)
La Russie est le plus grand pays du monde, ancienne deuxième puissance mondiale du temps de l’URSS, elle occupe désormais le onzième rang en termes de PIB. Héritière de l'Union Soviétique, elle demeure la deuxième puissance militaire mondiale. Géant oriental ou européen ? La relation entre l’Europe et sa sœur d’Eurasie est complexe et n’a pas cessé d’évoluer au cours de l’histoire, entre rivalité et fraternité. L’Europe ne se résume pas à l’Union Européenne, mais l’importance de cette institution dans le domaine diplomatique, économique, politique, rend essentielle une revue des relations entre l’UE et la Russie.
Il faut d’abord faire remarquer que les relations entre la Russie et les Etats européens sont avant tout des relations bilatérales. Historiquement, la Russie tsariste sort de son isolement par la visite de Pierre le Grand à Versailles en 1717. Seize ans plus tôt, Louis XIV avait refusé de recevoir le dirigeant. Selon Saint-Simon, il « déclina honnêtement sa visite de laquelle il ne voulut point s’embarrasser », Pierre n’étant que le souverain « d’une nation méprisée et entièrement ignorée pour sa barbarie ». En 1717, sous la Régence, c’est l’enfant-roi Louis XV qui l’accueille. Marqué par la modernité occidentale, ce tsar, qui devient le premier « Empereur de toutes les Russies » en 1721, s’attèle à la modernisation du pays, et le fait entrer dans le concert des nations européennes. De cette visite naît un lien particulier avec la France, qui ne s’est jamais démenti depuis. La Russie, aux portes de l’Europe, paraît pourtant lointaine vue d’Occident.
Des campagnes napoléoniennes à l’invasion allemande pendant la Seconde Guerre mondiale, l’hiver russe a toujours triomphé de ses ennemis extérieurs.
Les fondements communs de la Russie et de l’Europe
Le général de Gaulle parlait d’une Europe « de l’Atlantique à l’Oural ». Il est vrai que la civilisation russe est essentiellement européenne. Elle naît dans la région de Kiev, en Ukraine actuelle, puise ses racines dans le christianisme orthodoxe et se veut héritière de l’empire Byzantin. La France a toujours cherché le dialogue avec la Russie, comme en témoigne leur alliance, aux côtés du Royaume-Uni lors de la Première Guerre mondiale, et le maintien des relations y compris en pleine guerre froide. Devenue communiste, l’URSS devient le leader du Bloc de l’Est, et l’ennemi idéologique de l’Occident et du Bloc de l’Ouest, mené par les Etats-Unis. Cette opposition a structuré l’Europe, et le monde, pendant près d’un demi-siècle. C’est dans ce contexte d’après-guerre que naît l’Union Européenne, autour de valeurs que nous pouvons qualifier d’occidentales : la paix par le commerce, la démocratie, les droits de l’Homme, les libertés individuelles. Après la dissolution de l’URSS, la donne change radicalement. Les pays composant l’URSS prennent leur indépendance, et la Russie vit une humiliation historique. Vladimir Poutine, alternativement président et premier ministre de la Fédération de Russie, est de facto au pouvoir depuis une vingtaine d’années. Il a pour ambition de faire revenir la Russie au premier plan de la géopolitique mondiale, et de lui faire retrouver son rang de puissance de premier plan. La Russie rencontre des difficultés économiques : ses revenus dépendent essentiellement des hydrocarbures (25% du PIB et 40% des recettes de l’Etat). L’Union Européenne est un client majeur de la Russie dans ce domaine : 23% de l’approvisionnement en gaz de l’UE provient de Russie. Le pays est en déclin démographique et en difficulté économiquement, notamment en raison de la hausse de la concurrence sur le marché des hydrocarbures. Sur la scène géopolitique, en revanche, la Russie est devenue un acteur incontournable. Sa place de membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies est un ressort important de ce pouvoir, comme en témoignent les nombreux vétos russes sur le conflit en Syrie. Elle s’est également imposée comme interlocuteur privilégié lors du conflit entre Arménie et Azerbaïdjan au Haut-Karabagh, à la fin de l’année 2020, tandis que l’UE peinait à parler d’une seule voix et à se saisir du dossier.
L’intégration de plusieurs pays d’ex-URSS à l’Union Européenne en 2003 est une étape importante dans les relations entre la Russie et l’UE. En effet, la fin de l’URSS laisse croire à une « fin de l’histoire », selon la formule célèbre de Francis Fukuyama : le triomphe du modèle de la démocratie libérale, ouverte à l’économie de marché et au libre-échange. Les pays d’ex-URSS, et notamment la Pologne, la Hongrie, et la Tchécoslovaquie (qui se scinde plus tard en deux pays, la Tchéquie et la Slovaquie), s’allient pour entreprendre les réformes politiques et économiques nécessaires à l’entrée dans l’Union Européenne et dans l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord. Ce sont au total dix nouveaux pays qui entrent dans l’UE en 2004, lors du cinquième élargissement, ce qui double presque le nombre de pays membres de l’Union Européenne et l’élargit considérablement vers l’Europe de l’Est. L’UE partage désormais une vaste frontière avec la Russie, longue de 2 257 kilomètres, via l’Estonie, la Finlande, la Lettonie, la Lituanie et la Pologne.
La Russie et l’UE ne sont cependant pas seulement des voisins géographiques : elles ont les mêmes racines civilisationnelles, gréco-latines et judéo-chrétiennes. Elles partagent une longue histoire en commun, mouvementée, ponctuée de périodes de rapprochement et d’opposition. Aujourd’hui, les tensions sont palpables : affaire Skripal, affaire Navalny, cyberattaques russes, démonstrations de force militaire de chaque côté de la frontière, ce ne sont pas les occasions de s’opposer qui manquent. Cependant, Russie et UE dépendent l’une de l’autre, notamment énergétiquement. La restructuration de la géopolitique mondiale n’épargne pas cette relation.
Sur le dossier des hydrocarbures, ainsi, la Russie voit d’un mauvais œil le développement du gaz naturel liquéfié, notamment américain, qui s’achemine par voie maritime, s’affranchit des gazoducs et vise de nouveaux marchés, notamment européen. Les Etats-Unis pratiquent une politique agressive à cet égard. Un des derniers exemples en date est la construction du gazoduc « NorthStream II », entre la Russie et l’Allemagne. Plusieurs entreprises impliquées dans la construction de ce gazoduc sont tombées sous le coup de sanctions commerciales américaines, provoquant l’arrêt du chantier, pourtant presque achevé. Les Etats-Unis utilisent l’extraterritorialité du dollar américain pour mener une guerre économique, dont le champ de bataille est, entre autres, l’Europe.
Etats-Unis, Russie, cela peut avoir des relents de Guerre Froide, mais la réalité est bien autre. Alors que ce conflit a structuré l’Europe et le monde en le polarisant, la donne géopolitique est désormais multipolaire. De plus, au sein de l’Europe, l’UE a également changé de visage. L’intégration de pays d’ex-URSS a redistribué les cartes, en augmentant la difficulté du consensus interne.
La Russie, révélatrice des lignes de fracture de l’Union Européenne
L’UE, pour défendre ses intérêts, doit adopter une position commune, mais les divergences inhérentes à sa nature rendent cela complexe.
A titre d’exemple, le rapport avec l’OTAN est évocateur. Cette organisation a été fondée dans le but de lutter contre le bloc soviétique. Une grande partie des membres de l’OTAN sont aussi membres de l’Union Européenne. En l’absence de réelle armée européenne, et devant la peur de la puissance russe, certains Etats considèrent cette organisation comme une protection importante. La France possède l’une des plus puissantes armées du monde, est membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies, dispose de l’arme nucléaire. De ces atouts découlent une relation plus indépendante vis-à-vis de l’OTAN. En témoigne le retrait de la France du commandement intégré par le général de Gaulle, jusqu’à son retour sous l’impulsion du président Nicolas Sarkozy. De plus, la France n’est pas directement menacée par d’éventuelles velléités impérialistes russes, et a toujours maintenu des relations avec ce pays, y compris durant la Guerre Froide. A contrario, les pays d’ex-URSS, comme la Pologne, ont une relation bien plus méfiante avec la Russie. La Pologne a ainsi vécu sous domination russe du temps de l’empire et du temps de l’URSS. Elle se situe à sa frontière, et les blessures de l’histoire sont encore vives. La Pologne a donc une tendance bien plus forte que la France à se rapprocher des Etats-Unis et de l’OTAN, notamment en accueillant des bases permanentes sur son territoire. Cela a pour conséquence de contribuer à ralentir le renforcement des projets de défense commune européenne : les Etats-Unis y sont défavorables, car cela réduirait l’effet d’influence de l’OTAN, et les pays plus pro-OTAN que la France n’en voient pas l’intérêt, puisque l’OTAN est déjà là.
Ces divergences illustrent bien à quel point la relation avec la Russie est cruciale au sein de l’Union Européenne. Cela contribue à structurer les relations entre les Etats membres.
Néanmoins, sur les questions relevant du respect des droits de l’homme et de la démocratie, l’UE a tendance à retrouver une voix commune, dans la condamnation des agissements de la Russie dans ce domaine. Les diverses affaires d’empoisonnement d’opposants au régime ou de restriction des libertés de la presse, sont régulièrement dénoncées, et l’UE a plusieurs fois pris des sanctions économiques à l’encontre de la Russie.
Le déplacement du centre de gravité géopolitique mondial : le “péril jaune” ?
Jusqu’à présent, nous pourrions encore nous croire dans un climat de Guerre Froide, avec toutefois une Union Soviétique et un bloc de l’Ouest quelque peu changés. Mais, si la Russie est historiquement européenne, elle est aussi asiatique. L’émergence de la Chine comme deuxième puissance mondiale rend les enjeux liés à la Russie encore plus cruciaux. Il ne fait aucun doute que, après s’être développée économiquement, la Chine cherche à renforcer ses autres attributs de puissance : le soft power et le hard power. Elle se renforce militairement, et sa stratégie des nouvelles routes de la soie a pour but de renforcer son influence économique et culturelle dans de nombreux pays du monde. Elle se positionne en rivale des Etats-Unis, et ces deux puissances se livrent à une guerre économique qui vit une recrudescence sous la présidence de Donald Trump.
Dans ce contexte, l’Union Européenne et la Russie sont amenées à se positionner. La position de la Russie n’est pas claire : la large frontière commune qu’elle partage avec elle représente aussi bien le partenariat commercial que le risque de conquête. La relation de l’UE avec la Chine est naturellement centrée sur l’économie, du fait de leur éloignement géographique et de la nature économique de l’UE. La Chine a toutefois pris beaucoup d’importance au plan économique, et l’UE en est aujourd’hui fortement dépendante.
Les Etats-Unis cherchent également à renforcer leur place en Europe. Ils sont depuis longtemps alliés, tant sur le plan politique que militaire, avec la plupart des pays européens, mais ils cherchent à conserver et approfondir leur influence. Cela passe par l’énergie, avec la vente de gaz naturel liquéfié, mais aussi par le domaine de la défense. Le retard pris par l’UE sur les nouveaux terrains de conflit (cyberespace notamment) est d’ailleurs souvent critiqué : dernièrement, le président de la Commission du Renseignement du Sénat Américain, Mark Warner, dénonçait auprès de Margrethe Vestager, commissaire européenne à la société numérique, le « manque de maturité cyber de l’Union Européenne », en référence aux dernières cyberattaques russes notamment. Dans le registre des technologies, nous pouvons aussi évoquer le cas des télécoms, avec le renforcement des géants chinois du secteur, comme Huawei, qui profitent du retard de l’UE dans le développement de la 5G pour occuper la place laissée vide.
Dans un contexte de recomposition de la géopolitique mondiale, les relations entre l’Union Européenne et la Russie sont un enjeu majeur. Occupant un rôle de « bad boy » du Conseil de Sécurité de l’ONU, la Russie a réussi à retrouver une place de premier plan dans le domaine de la politique internationale. A ce titre, elle inquiète les pays européens, et particulièrement ceux ayant connu le joug soviétique. L’UE ne manque pas de critiquer et de sanctionner la Russie pour les libertés qu’elle prend à l’égard des libertés humaines et de la démocratie, alimentant un climat de tension, qui profite aux Etats-Unis, qui renforcent leur influence en Europe, en particulier via l’OTAN. Les Etats-Unis n’hésitent pas non plus à faire des actes de guerre économique envers les pays européens afin de garantir leurs intérêts économiques dans la région. La Russie, quant à elle, est économiquement fragile, et dépend en bonne partie du marché européen pour ses exportations d’hydrocarbures.
Mais le jeu géopolitique mondial n’est plus centré sur cette région du monde, loin s’en faut. La Chine est désormais le principal concurrent à la domination américaine, et l’Union Européenne comme la Russie sont menacées d’être reléguées au rang de cartes dans le jeu de leurs maîtres. Dans ce contexte, nous pouvons nous interroger sur la pertinence de s’opposer à la Russie, quand sa position la rend vulnérable, voire favorable, à un rapprochement avec la Chine.
La relation Union Européenne – Russie est riche d’une histoire longue et complexe. La mosaïque de pays qui composent l’Union Européenne rend presque impossible tout consensus long à propos du rapport à entretenir avec la Russie, ne permettant que des prises de position ponctuelles, sur certains dossiers jugés fondamentaux. Cette relation contribue donc à révéler les fragilités de l’Union Européenne : les différences d’intérêts entre les Etats-membres sont naturelles, et sont à la fois le fruit de leur histoire et des enjeux géopolitiques régionaux et mondiaux. Dans un contexte où la géopolitique tend à se repolariser autour des Etats-Unis et de la Chine, ce manque d’unité et de cohérence de décision risque d’handicaper l’Union Européenne, et contribuer à la faire s’enfoncer dans un retard économique et technologique. La recherche du consensus est un formidable outil de la paix, et l’Union Européenne est un exemple unique de ce que cela peut accomplir, mais il est légitime de se questionner aujourd’hui sur la pérennité de ce fonctionnement.
L’Union Européenne tend toutefois à se saisir de la question de son autonomie stratégique, dont la fragilité, pour ne pas dire son inexistence, a été largement révélée par la pandémie de la Covid-19. La façon dont l’UE se relèvera de cette crise, à la fois sanitaire, économique, sociale et politique risque d’être déterminante pour garantir, ou non, la survie de son modèle.
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