L’(in)sécurité énergétique de l’Europe
- Pierre Dengremont
- 22 mars 2021
- 8 min de lecture

Tour aéroréfrigérante d'une centrale nucléaire.
Ce n’est un secret pour personne, l’énergie est au cœur de l’avancée des civilisations humaines depuis la nuit des temps. La nôtre n’a atteint son niveau de développement technologique qu’en développant et en contrôlant des sources d’énergie de plus en plus performantes. La capacité à maîtriser son énergie, de sa production à sa consommation, est un élément capital de toute société, et donc de la souveraineté de l’Etat qui la structure. La production d’énergie repose aujourd’hui en grande majorité sur les ressources fossiles (gaz, charbon, pétrole), et est intimement liée au problème du changement climatique.
L’énergie est ce sur quoi repose l’évolution technologique de nos sociétés humaines, et a donc un impact fondamental en termes économiques, écologiques, technologiques, et même anthropologiques. La maîtrise du feu, l’invention de la machine à vapeur et la découverte de la fission nucléaire, pour ne citer qu’elles, sont autant de tournants majeurs dans l’histoire de l’humanité. Il est donc impossible de penser la société sans penser à l’énergie. Cela est d’autant plus vrai à l’heure où la façon dont l’humanité s’approvisionne en énergie menace l’équilibre même de l’écosystème mondial. Bien qu’a priori paradoxal, il est donc naturel de penser à la transition énergétique si nous voulons ne serait-ce qu’évoquer la transition écologique.
L’Union Européenne, par son rôle de premier plan dans le monde, par sa diversité intrinsèque, constitue un cas d’étude très intéressant, notamment dans le domaine de l’énergie, pour illustrer tous les enjeux qui se cristallisent aujourd’hui autour de cette question. La nouvelle présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a fait de la transition écologique un des axes majeurs de sa politique. Par ailleurs, la crise engendrée par la pandémie de la Covid-19 met en évidence les dépendances de l’Union Européenne et accentue de ce fait les velléités d’autonomie stratégique de cette dernière. L’énergie est donc un enjeu extrêmement important, autant pour garantir l’indépendance politique des pays de l’Union Européenne, que pour son développement technologique, et pour prévoir les évolutions à venir.
L’enjeu de sécurité énergétique européen peut donc être parfois amené à entrer en conflit avec la problématique de la transition écologique
C’est à ce sujet que nous vous proposons de nous intéresser aujourd’hui, en dressant d’abord un portrait de l’indépendance – ou plutôt dépendance – énergétique de l’Union Européenne. C’est une étape nécessaire pour comprendre les enjeux géopolitiques liés à l’énergie, afin d’ensuite en tirer quelques tendances de fond et d’établir des perspectives.
Le mix énergétique européen
En 2019, la part des importations dans la consommation en énergie de l’Union Européenne était de 57,8% (60% si l’on ne prend pas en compte le Royaume-Uni, Brexit oblige). Cependant, cette dépendance est extrêmement variable en fonction des pays de l’Union Européenne. Chaque État est souverain au sujet de la composition de son mix énergétique (part des différentes sources d’énergie dans la consommation globale d’énergie). Ainsi, la Norvège est le seul pays européen à exporter plus d’énergie qu’elle n’en importe, grâce notamment au pétrole, au gaz naturel et à l’hydroélectricité. D’autres pays sont quasi dépendants des importations en énergie, à l’instar de Malte ou du Luxembourg. Le principal fournisseur d’énergie pour l’Union Européenne est la Russie, qui lui fournit 40% de son gaz naturel, 30% de son pétrole, et 42% de ses combustibles solides (essentiellement houille, bois et résidus pétroliers). Le deuxième plus gros fournisseur d’énergie est la Norvège (environ 20% du total), mais sa part tend à diminuer.
Les approvisionnements de l’Union Européenne sont donc relativement peu diversifiés, ce qui est un facteur d’insécurité énergétique. Elle est plus vulnérable aux accidents, notamment sur les gazoducs, à la variation des prix, et aux décisions politiques extérieures. C’est particulièrement le cas vis-à-vis de la Russie, dont les relations avec l’Union Européenne sont pour le moins tendues.

Taux de dépendance énergétique en Europe en 2019. (Source : Eurostat)
L’enjeu climatique aggrave la situation
A la question de l’approvisionnement en énergie s’ajoute celle de la transition écologique. Là encore, les pays européens ne sont pas tous égaux. Les pays du nord de l’Europe sont mieux lotis en matière de réseau hydrique et de vent pour les énergies éoliennes (terrestre et offshore) et l’hydroélectricité, tandis que ceux du sud peuvent mieux bénéficier de l’énergie solaire. Cependant, la dimension éminemment politique de la question écologique crée des décalages dans la part des énergies renouvelables dans les mix énergétiques nationaux. Aux énergies renouvelables et aux énergies fossiles s’ajoute l’énergie nucléaire. La France fait figure de cas à part en Europe car elle a développé plus tôt une filière nucléaire de pointe, bien que quelque peu diminuée aujourd’hui. Le nucléaire demeure cependant une énergie permettant, dans le cas de la France, une meilleure, quoique relative, indépendance énergétique, et, dans tous les cas, l’énergie la moins émettrice de gaz à effet de serre actuellement. Cependant, cette question est elle aussi très sensible dans le débat public, et, si le fait est qu’elle est l’énergie la plus décarbonée existante actuellement, le problème de la gestion des déchets nucléaires est loin d’être résolu.
La transition écologique, et donc la réduction de la part des énergies non renouvelables (fossile et nucléaire), est un aspect important de l’agenda politique de la Commission Européenne, et a pris une place de premier plan dans le débat public. En témoignent la progression des partis politiques écologistes au Parlement Européen, le phénomène des marches pour le climat, et la visibilité médiatique atteinte par la suédoise Greta Thunberg. Loin d’avoir la prétention de résoudre cette épineuse question, nous pouvons toutefois établir plusieurs constats.
En premier lieu, le phénomène du changement climatique est un réel problème, il existe un consensus scientifique à ce sujet. En second lieu, les énergies renouvelables sont actuellement insuffisantes pour répondre aux besoins en énergie de l’Union Européenne. Une des pistes envisagées par la Commission européenne et par certains États-membres, comme la France, est celle de l’hydrogène. Ce gaz est facilement stockable et n’émet que de la vapeur d’eau en se consumant. Cependant, il n’existe pas à l’état naturel, et on ne peut le produire qu’à partir de la gazéification du charbon ou l’oxydation de certains produits pétroliers, des procédés émetteurs de gaz à effet de serre et consommateurs de ressources non-renouvelables. Les gouvernements et l’Union Européenne mettent donc l’accent sur la recherche dans ce domaine pour améliorer les procédés de productions de l’hydrogène, et le plan de relance de l’Union Européenne, NextGenerationUE, ainsi que le cadre financier pluriannuel pour la période 2021-2027, comportent un aspect dédié à cela (respectivement 5 milliards et 76,4 milliards d’euros dédiés à Horizon Europe, qui a pour but, entre autres, de piloter les aides à la recherche et à l’innovation).
Une autre piste est celle du nucléaire. En effet, c’est à l’heure actuelle la seule source d’électricité non intermittente (contrairement à celle issue des énergies renouvelables), pilotable, et rappelons-le, non émettrice de gaz à effet de serre. Cependant, le nucléaire est loin d’avoir la faveur des opinions publiques et des gouvernements. L’Allemagne a arrêté son programme nucléaire, ce qui l’a par ailleurs obligée à relancer l’activité de ses centrales à charbon pour pallier le manque énergétique. Et même la France, pionnière dans le domaine du nucléaire, affiche sous le mandat d’Emmanuel Macron un objectif de réduction de la part du nucléaire dans son mix énergétique, de 80 à 50%. Cependant, il est à noter que la quantité d’électricité produite par le nucléaire augmente à l’échelle du monde, notamment dans les pays en voie de développement.
Tensions géopolitiques : de l’eau dans le gaz
La problématique du changement climatique, l’insuffisance des énergies renouvelables, et l’immaturité des technologies à même d’assurer une transition écologique efficace, poussent les États à rechercher une énergie de « transition ». C’est aujourd’hui le gaz naturel qui fait figure de panacée. Il constitue en effet une alternative intéressante au pétrole, dont les cours sont devenus moins stables aujourd’hui (en témoigne le passage du prix du baril sous la barre des 20 dollars dans les débuts de la pandémie en 2020). Le gaz naturel est employable dans la création d’hydrogène, bien que cette technique ne soit pas encore mûre pour un usage commercial massif. Le gaz, sous forme gazeuse, est acheminé par des gazoducs, et par des méthaniers, sous sa forme liquide, en empruntant les mêmes routes que le pétrole.

Ingénieurs installant le gazoduc NorthStream II. (Source : La Croix)
Cette ressource cristallise donc aujourd’hui de fortes tensions géopolitiques autour d’elle. La Russie, principale exportatrice par ses gazoducs, est concurrencée par les Etats-Unis, qui cherchent à commercialiser leur gaz naturel liquéfié (GNL), notamment issu des bassins de schiste bitumineux. Le dernier obstacle en date dressé par ces derniers face à la Russie est l’arrêt du projet de gazoduc NorthStream II en 2020, reliant la Russie à l’Allemagne, en raison des sanctions économiques prises par les Etats-Unis à l’encontre de certaines entreprises participant au projet. Le gazoduc était alors quasiment achevé, et le chantier a depuis repris. La découverte de champs gaziers offshores dans l’est de la mer Méditerranée, au large des côtes libyennes et grecques notamment, est également source de tensions. Nous nous souvenons de l’affaire de l’île de Kastellórizo, une île grecque proche des côtes turques. Un navire de prospection sismique turc avait pénétré la zone économique exclusive de la Grèce, la Turquie ne reconnaissant pas la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, occasionnant une importante crise diplomatique et une montée des tensions entre la Grèce et la Turquie.
Ce dernier exemple illustre bien un des défauts de l’Union Européenne. En effet, à l’occasion de cette crise, seule la France fit montre d’un soutien clair envers la Grèce, pourtant État membre de l’Union Européenne, notamment en lui vendant plusieurs avions de chasse Rafale. L’autre pays « moteur » de l’Union Européenne, l’Allemagne, compte une minorité turque bien trop importante pour risquer des tensions frontales avec la Turquie. Le cas du gazoduc NorthStream II, quant à lui, en plus des sanctions américaines, a rencontré une opposition de la part de la Pologne et de la Commission européenne. Cela peut se comprendre par le rapport très méfiant de la Pologne envers la Russie, conséquence directe de son histoire récente, et ayant pour effet la volonté affirmée de cette dernière de se rapprocher le plus possible des Etats-Unis.
Sécurité énergétique et transition écologique : un nouvel espoir ?
La rencontre des enjeux de sécurité énergétique, contribuant à garantir la souveraineté des Etats, et de transition écologique, est donc bien souvent un choc entre le temps long et le court terme. Si la sécurité énergétique répond à des impératifs immédiats évidents, elle permet aussi de garantir la possibilité aux États et à l’Union Européenne, de choisir la direction qu’ils souhaitent emprunter, alors que la transition écologique, elle, répond à une urgence, mais ne peut que s’inscrire dans le temps long. Ces deux impératifs se croisent, et se heurtent bien souvent. Néanmoins, ils peuvent aussi se rejoindre. La nécessité, unique dans l’histoire, d’inventer de nouvelles sources d’énergie, est en théorie compatible avec la construction, ou plutôt la reconstruction, par l’Union Européenne, de son indépendance énergétique.
Toutefois, les tensions suscitées par ces enjeux sont révélatrices des défauts consubstantiels de l’Europe : quand on touche au cœur de sa souveraineté, chaque pays veille à ses intérêts propres. Et, s’il peut être tentant de l’oublier, l’Histoire ne manque pas de faire peser sur les décisions d’aujourd’hui le fardeau des événements passés. De même qu’en raison du défi climatique, l’humanité se trouve face à la possibilité de se réinventer aussi bien que de s’autodétruire.
L’Union Européenne se situe à un moment charnière de son histoire : le potentiel offert par cette institution unique est équivalent à ses fragilités intrinsèques qui menacent de la détruire, et aux menaces extérieures qui pèsent sur elle, et qui viennent aussi bien de son Orient que de son Occident.
Allemand, Sylvain, et Pierre Radanne. « La politique énergétique européenne est plombée », L'Économie politique, vol. no 33, no. 1, 2007, pp. 27-39.
Nigoul, Claude. « L’énergie dans les relations Europe-Russie. Moteur de coopération ou arme de guerre », L'Europe en Formation, vol. 374, no. 4, 2014, pp. 94-115.
Tellenne, Cédric. Introduction à la géopolitique. La Découverte, 2019
Tellenne, Cédric. Géopolitique des énergies. La Découverte, 2021
Toute l’Europe.eu. « La dépendance énergétique européenne ». Consulté le 18 mars 2021. https://www.touteleurope.eu/actualite/la-dependance-energetique-europeenne.html.
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